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Marc Maesschalck,

« Quelle pensée des normes aujourd’hui ? »

Les enjeux du primostructuralisme soviétique 


Jeudi 11 février 2016
18h00 salle 01


Université Paul Valery Montpellier 3, Site Saint Charles, tram. Albert 1er

 

En quatre étapes un voyage dans les normes linguistiques et les politiques de la langue de la fin des années 20 pour identifier une épistémé politique oblitérée qui est pourtant un élément-clé de nos impuissances actuelles en termes d’instrumentalisation de la parole normative pour garantir de l’union : le cas, son interprétation (Foucault), sa critique (Jakobson) et la recherche d’une issue (Volosinov).

Parallèlement à mes recherches en théorie politique de la gouvernance et en théorie du droit, j’ai travaillé ces dernières années la question des normes à partir d’une réévaluation de la théorie foucaldienne du pouvoir sur la base d’une question concrète, celle des politiques de la langue ( Marc Maesschalck, 2016)[1]. J’ai eu la chance d’étudier dans ce cadre avec d’autres chercheurs tant la pensée latino-américaine de la décolonialité que la théorie féministe nord-américaine des genres. Je voudrais vous emmener aujourd’hui sur un autre territoire guide de ces recherches, l’Europe centrale et orientale post-soviétique, à la limite territoriale de la Roumanie et de l’Ukraine, la Moldavie.

Comme le rappellent les épisodes de Transnistrie (avec des minorités russophones, mais aussi des populations originairement turcophones), tous les cycles de domination passent par le recours à des politiques linguistiques pour configurer dans une grammaire commune la poétique des collectivités. Mais les paramètres épistémologiques qui encadrent ce mode de domination ont évolué et se sont redéfinis avec le temps, changeant du même coup les conditions de la critique et de la résistance.

Depuis quatre ans, j’ai accompagné avec intérêt le projet d’un de mes chercheurs, linguiste et philosophe ; il s’appelle, Oleg Bernaz[2]. Ses recherches concernent les politiques de la langue menées par la jeune Union soviétique à la fin des années 20 et durant les années 30, notamment à la lumière des travaux de géographie linguistique du cercle de Prague, en la personne particulièrement de Pyotr Savitsky, mais aussi évidemment de Roman Jakobson. Son étude de cas concerne la Moldavie, République autonome depuis 1991, de la taille de la Belgique, mais comptant environ 3 millions et demi d’habitants (capitale : Chișinău ; président : Nicolae Timofti : 2012).

Le cas Moldave et la politique linguistique de Lénine

Dans ce pays, tout a basculé le 31 août 1989. La jeune République moldave promulguait alors une « loi des langues » visant à réformer à la fois l’alphabet et la grammaire du moldave « déformé », selon les termes du texte de la Loi 3462, par les décisions de la période  soviétique qui avait privilégié l’assimilation aux langues slaves (Loi 3462[3]). Il semblait essentiel pour ces parlementaires d’intégrer l’indépendance linguistique au processus d’indépendance politique en liant intimement destin d'un peuple et pouvoir sur sa langue. Notons toutefois que sur le fond, une telle décision restait en fait dans la droite ligne des choix qui avaient conduit soixante ans plus tôt la jeune Union Soviétique à vouloir rapprocher le moldave du corpus slave et à l’éloigner de l’emprise du roumain, notamment en imposant à cette langue l’alphabet cyrillique. L'enjeu était et demeure de construire le pouvoir politique à travers l’action sur la langue vivante. Et de fait, dès 1918, Lénine affirmait que l’ambition de l’internationalisme prolétarien était d’unifier par la politique des langues notamment, des territoires dotés de culture, d’identités et d’histoires politiques, économiques et sociales disparates, de manière à ouvrir la voie à une nouvelle forme de raison politique planificatrice[4]. Il s’agissait de recourir aux différentes branches des connaissances et des techniques pour fonder un mode de conduite des masses capable de les mener à leur autonomie comme Sujet historique. Dans ce sens, Lénine est certainement l’un des premiers concepteurs d’une politique matérialiste si l’on entend d’abord par là une sortie de l’ordre moderne de la représentation en référence à une autorité souveraine pour appliquer l’ordre de l’action à des techniques d’administration des corps visant le contrôle du « faire-vivre »[5]. De fait, pour Lénine, la réussite d’un tel processus dépendait de sa naturalité, c’est-à-dire des caractéristiques observables des gens, des contrées et des économies (Lev Berg[6], Mikhaïl Sergheievskij[7]) recueillies par des études de terrain et rassemblées en systèmes de systèmes dont les niveaux sont hétérogènes et clos. Pour réussir, les pratiques concrètes de contrôle et d’organisation devaient utiliser les possibilités offertes par l’ordre du discours d’alliance de niveaux entre des ensembles disparates et privilégier ces alliances, voire les favoriser à la manière de grammaires d’exécution.

Certes, à l’époque de Lénine, « l’ensemble des mesures mises en pratique par les acteurs de la politique linguistique des Soviets dans les premières années (…) sont orientées vers la « construction » et le développement des langues nationales de l’URSS »[8]. Le but poursuivi par les linguistes soviétiques est le renforcement du potentiel d’autonomie des territoires satellites grâce à l’enrichissement du vocabulaire des langues nationales et l’élaboration de la terminologie, le développement de l’éducation, l’administration et la publication dans ces langues, etc.

Mais faut-il pour autant parler d’une politique d’émancipation et d’accès à des droits nouveaux ? Certes, d’un côté, Lénine cherche à donner accès à une autre conception de soi de la puissance des multitudes, c’est bien pourquoi « Lénine ne cherche pas d’abord à instrumentaliser les langues à des fins de propagande ; il semble avoir réellement la conviction que toutes les langues doivent être égales, que le statut de la langue officielle ne peut être attribué à aucune langue, que toutes les nations ont des droits égaux et peuvent disposer d’elles-mêmes, que l’éducation en langue maternelle doit être garantie à tous les citoyens soviétiques et que tous ont le droit d’exiger réparation de n’importe quelle transgression de cette égalité des droits »[9]. Le résultat immédiat fut qu’une certaine politique égalitaire de Lénine devint le fondement de la politique linguistique soviétique des premières années soviétiques (1917-1930). Mais, d’un autre côté, la politique des langues s’inscrit dans un processus dialectique suivant lequel l’autonomie politique est un pas nécessaire vers l’émancipation des classes laborieuses. Elle était l’instrument de l’affirmation d’une nouvelle puissance hégémonique dans l’ordre historique.

S’il est possible d’évaluer un tel choix à partir de ses conséquences secondes en lien avec la formation de l’empire soviétique, il est aussi important de noter le virage épistémologique qui l’accompagne, à savoir son usage d’une forme de primo-structuralisme linguistique ? Quelle est sa portée exacte de ce virage épistémologique ? N'est-il pas dirigé par la répétition d’une attitude typique de la modernité politique cherchant à maîtriser l'identité collective par l'attachement au désir d'authenticité d'une communauté nationale unie par la parole, les rites et les croyances ? Michel Foucault lui-même n'a-t-il pas noté combien les savoirs de la langue ont pu conditionner les représentations modernes de l’identité politique ?

Il semble pourtant qu’au début du XXe siècle, les enjeux changent. Si les empires coloniaux ont tous décidé de politiques de la langue et opté pour une éducation coloniale basée sur des processus d’identification à la langue dominante, la jeune Union soviétique, préoccupée par une hypothétique union internationale des prolétaires, a tenté de définir avec Lénine comme théoricien politique, sa propre approche de la question. De fait, les révolutionnaires marxistes étaient persuadés que l’avenir des nouvelles républiques passerait certes par le stade d'une identité nationale plus forte, mais en vue de dépasser cette dernière en produisant les contradictions nécessaires entre forces productives et atteindre ainsi le stade supérieur de la lutte des classes, le socialisme d'État.

Cette vision des choses a incité les révolutionnaires à lutter pour l’émancipation des langues locales et pour leur participation à la structuration de l’ordre social. Il en est allé ainsi du Turkménistan et du Kazakhstan par exemple, avec l’action d’un Valentin Volosinov. Le même engouement a encouragé les recherches sur le moldave dans les années 20. Jakobson a consacré ses premières recherches à ce sujet. L’enjeu de ces politiques de la langue était de taille car il fallait à la fois favoriser la modernisation de sociétés encore ancrées dans le féodalisme et s’assurer en même temps de leur fidélité au projet politique d’union révolutionnaire autour de la Russie. Les langues ont ainsi participé au façonnage d’un processus d’union basé sur la recherche de solidarités structurales entre des zones géographiques souvent lointaines. Il s’agissait de rassembler ceux qui se sentent du Nord, de la campagne, d’une zone minière, ou maritime en reliant des caractéristiques climatiques, économiques et culturelles avec des particularités linguistiques, phonologiques ou syntaxiques. La langue locale apparaissait ainsi pour la première fois comme un principe d'internationalisation possible, de dépassement des particularités, permettant d'apprendre à créer de nouvelles zones de développement en fonction de simples proximités structurales. La politique de la langue devenait un outil pour tirer parti de l'archipel constitué par les rizomes linguistiques.

Ce qu’il faut donc mieux comprendre d’un point de vue épistémologique, c’est qu’au XXe siècle, le schéma moderne de la langue comme ferment d’unité nationale par l’identification des sujets à un « parler commun » (ces variations linguistiques dont on pense qu’elles nous définissent…), – ce schéma moderne est remplacé par une dynamique totalement différente. La langue n’est plus un enjeu d’unité intérieure, elle est un enjeu d’union extérieure : formuler une grammaire, contrôler une forme d’orthographe et de transcription de l’oralité, distinguer et classer des pratiques phonologiques, c’est non seulement constituer une zone de développement des masses tournée vers l’extérieur, mais c’est aussi modifier les capacités de prise de conscience de ces masses. 

Le choix d’une politique incertaine d’égalité devant le langage visait ainsi à ouvrir les multitudes à d’autres horizons d’expérience que celui imposé par les contraintes matérielles. Le contrôle sur la langue devenait le contrôle du passage vers l’autre !

Interprétation épistémologique : un changement d’épistémè

C’est à partir de ces analyses qu’il convient de revoir le schéma de bio-linguistique esquissé par Foucault dans Les Mots et les choses lorsqu’il soulignait combien « tout au long du XIXe siècle la philologie a eu de profondes résonances politiques »[10].

Dans le cas moldave, on observe d’abord, entre 1928 et 1934, une oscillation du pouvoir soviétique entre l’imposition d’un alphabet cyrillique et le maintien de l’alphabet latin pour écrire le moldave. Mais parallèlement à ce souci alphabétique, se dessine une politique complexe de la langue qui se marque dans les travaux des linguistes moldaves proches du pouvoir à l’époque. Pour Moscou, il s’agissait dans les années 20, de « promouvoir la conscience nationale des ethnies minoritaires non-russes » pour éviter de devoir gérer des divisions de classe, pour élargir la sphère d’influence de l’Union vers des minorités frustrées occupant des territoires voisins (en Ukraine et en Roumanie), enfin pour favoriser l’émergence d’un désir modernisateur soutenu par une élite nationale. Le moyen choisi fut de construire la grammaire de cette langue, notamment à travers les travaux fondateurs de Leonid A. Madan[11], George Bouciouşcanou[12] et de Ion Couşmăounsă[13].

La bio-linguistique construite à cette époque est donc fondamentalement dépendante du processus discursif par lequel la grammaire de la langue va pouvoir être produite. C’est sur ce point qu’interviennent plus spécifiquement les choix épistémologiques du cercle de Prague. Par rapport aux éléments de politiques de la langue repérés par Foucault dans Les Mots et les choses, on observe des changements majeurs.

Pour Foucault, l’âge de la Renaissance construit un ordre fondé sur la ressemblance grâce à la convenance, l’émulation, l’analogie et la sympathie. Cette structure se retrouve dans l’étude de la langue comme vérité d’adéquation aux choses du monde autant par la forme et le contenu que par la référence. L’âge classique substitue à l’interprétation des ressemblances l’analyse et la mesure qui ramène, à la manière d’une mathesis universelle, à l’unité commune « par l’ordre, l’identité et la série des différences »[14]. Et pour l’analyse de la langue, cette unité réside dans le signe[15] qui est lui-même l’unité comme représentation de la chose pensante et de la chose pensée. Au langage imageant le monde s’est ainsi substitué un langage des signes représentant la pensée[16]. Avec l’épistémè de l’âge moderne, c’est la discontinuité qui s’introduit dans les formes du vivant, une certaine guerre des pulsions où force vitale et menace de mort s’opposent dans une vaste dérive temporelle où des crises et des régressions deviennent les figures précaires d’une ontologie sauvage[17]. En philologie, le mot opère alors une sorte de « saut en arrière hors les fonctions représentatives »[18], pour s’installer dans la précarité de la sonorité[19]. La langue vivante est à la fois un magma de combinaisons aléatoires et un système organique de croissance permettant d’assimiler les liens aléatoires grâce à des flexions internes (supportées par les radicaux). « D’où l’intérêt des philologues pour tous les aspects phonétiques des langues, pour les chants populaires, pour les dialectes parlés par des peuples spécifiques, car en s’éloignant de ses fonctions exclusivement représentatives,  le langage acquiert une nouvelle identité, une identité mélodique»[20].

A l’âge moderne, c’est donc à l’intérieur de la langue qu’il faut chercher les éléments qui permettent de comprendre les articulations et les variations de sonorité des radicaux, c’est-à-dire la dérive vivante d’une matrice linguistique. Au langage qui représente la pensée s’est substitué un langage qui exprime le désir des subjectivités agissantes. C’est l’expression mélodique du désir précaire d’un sujet collectif.

Il est certain que mener une politique de la langue pour « promouvoir la conscience nationale des ethnies minoritaires non-russes » correspond initialement assez bien avec les présupposés de cette épistémè moderne et entendait s’immiscer dans le désir collectif de populations conscientes de la précarité de leur destin.

Critique : l’apport de Jakobson ou quelle sortie du modèle foucaldien ?

Pourtant, la rencontre avec les travaux du cercle de Prague fait voler en éclat le processus discursif tendant à ramener le langage dans l’intériorité du désir incertain du sujet moderne. L’article de Jakobson intitulé Pour une caractéristique de l’union euroasienne des langues (K kharakteristike evraaziiskovo iazykovovo soiuza), ainsi que ceux de Savitsky sur « Les problèmes de la géographie linguistique du point de vue du géographe »[21], ou encore de Mikhaїl Sergheievskij basés sur des études de terrain de la fin des années 20[22], abandonnent « La conception d’un système phonologique comme un agglomérat fortuit d'éléments »[23]. Pour ces chercheurs, il faut au contraire recourir à la phonologie comparée pour identifier matériellement des « lieux de développement » des langues où se manifestent des tendances uniques propres à des territoires en fonction de caractéristiques géo-climatiques, économiques et culturelles.

Selon Jakobson, la tâche de la science est de décrire la mise en chaîne (metodom uviazki) de différents liens entre des niveaux phonologiques d’une langue en fonction de lois qui gouvernent la manifestation de ces liens. C’est ainsi le rapport aux particularités des aires géographiques qui va servir de loi pour construire une typologie des réseaux linguistiques formés par les caractères phonologiques. Le dialecte rassemble ainsi un ensemble de caractères linguistiques en fonction de son inscription dans une aire géographique particulière.  C’est sur cette base matérielle que l’on peut analyser des corrélations phonologiques entre différents parlers et identifier des proximités structurales sur la base d’effets mesurables sur le plan de la quantité de sons réunis, des dynamiques d’accentuation, ou encore des inflexions mélodiques.

C’est de cette manière qu’est posée comme objet d’une politique des langues, à la fin des années 20, une correspondance entre les langues russe et moldave procédant de l’homogénéité de la zone géographique de la Moldavie et du Sud de la Russie de l’autre côté. Suivant l’épistémè mobilisée pour élaborer cette politique des langues, « les langues ne sont plus rapportées au vouloir du peuple, mais à leurs proximités structurales ».  Cette proximité est conçue à partir d’un savoir matérialiste de type bio-linguistique qui les inscrit dans un lien fort susceptible de tenir ensemble des pays où l’on parle pourtant des langues hétérogènes.

Nous avons ainsi atteint le cœur de la nouvelle épistémè. Elle substitue à la précarité des ordres civilisationnels liés au vouloir collectif des sujets un processus d’assemblage d’entités disparates structurées à partir de l’adaptation à leur milieu de vie. En observant le milieu de développement d’une population locale, un territoire ou un bassin de vie, il est possible de dégager des particularités d’adaptation déterminant des règles d’organisation, des articulations dialectales particulières. Pour créer une force de développement, il faut produire de l’union, des alliances sur la base d’une bonne connaissance de ces particularités territoriales, privilégier des unités structurales (entre grandes villes, entre zones rurales ou industrielles, entre pôles universitaires ou technologiques, etc.). Suivant cette épistémè du bio-pouvoir contemporain, les convergences structurales déterminent les comportements des populations et constituent des matrices de significations qui permettent l’intercompréhension nécessaire aux rapprochements.

L’enjeu pour une pensée des normes : l’apport de Volosinov

Ce qui intéresse les linguistes de l’époque, c’est le rapport à la langue comme norme vivante. Il faut dès lors, si l’on suit les recherches plus épistémologiques de Volosinov sur Marxisme et philosophie du langage[24], renvoyer dos à dos tout autant l’objectivisme abstrait que le subjectivisme individualiste, entendez le néoclassicisme et le romantisme. L’objectivisme abstrait des philologues traite la langue comme un système de formes normativement identiques[25], à savoir des énoncés monologiques isolés, séparés du flux vivant de leur compréhension idéologique active. Pour Volosinov, un énoncé n’est jamais saisissable que comme partie intégrante de l’activité verbale quotidienne qui tout en se produisant attend quelque chose en retour[26]. Quant au subjectivisme individualiste, il donne la primauté à la stylistique sur la grammaire[27], c’est-à-dire aux lois de la création verbale comme acte psychique réfléchi. C’est l’opposition du néo-classicisme et du romantisme : là où le romantisme cherche une identité psychique capable de garantir le processus diachronique de la création linguistique comme forme de soi, le néoclassicisme recourt à l’identité formelle des éléments du système comme totalité fonctionnelle intégrant les productions individuelles comme de simples accidents. Soit le système de la langue est le reflet de l’histoire des volontés qui s’expriment à travers elles (Homère, César, Malraux, etc.), soit ces volontés ne sont que le reflet du système qui en conditionne l’expression partielle et secondaire.

Dans ces deux épistémès de la langue, selon Volosinov, la norme n’est jamais qu’un produit substantiel qui peut être détaché comme opérateur factoriel ou comme pulsion désirante. A aucun moment, elle ne participe de la non-identité d’un collectif en mutation. C’est pourquoi, écrit Volosinov, « elle ne correspond à aucun moment réel du devenir historique »[28]. Ce réel n’est accessible à aucun des termes de cette antithèse parce qu’il fixe la norme linguistique dans l’identité à soi du locuteur ou de l’énoncé. Or la parole prise dans le processus verbal de son action quotidienne comme pratique culturelle et idéologique n’est signifiante qu’en fonction d’une non identité qui la dirige. La norme qui dirige tout autant la position du locuteur que le sens des énoncés résulte d’une réflexion de la langue sur elle-même qui est constitutive tout simplement du processus de son usage. L’énoncé et le locuteur ne se rencontrent dans le fait linguistique que par la nouveauté de chaque prise de parole relativement à son contexte d’usage : elle exige d’être comprise comme une position inédite à l’égard d’un contexte.

« ce que nous prononçons et entendons <dans la réalité>, ce ne sont jamais des mots, mais la vérité ou le mensonge, le bien ou le mal, l’important et l’insignifiant, l’agréable et le désagréable, etc. Le Mot est toujours rempli de contenus et de sens idéologiques [ou est] en rapport avec la vie quotidienne. C’est ainsi que nous le comprenons, et nous ne répondons qu’au Mot qui nous touche idéologiquement ou est en rapport avec la vie »[29].

Cette conception de la langue déplace les normes classiques du langage d’auteur vers celles du langage d’autrui : à l’autorité de la parole formelle et décontextualisée se substitue la dynamique de l’échange verbal vivant, l’appréhension possible d’autres thèmes et d’autres contextes d’énonciation. Plus le mot d’autrui peut être repris, déformé et réinterprété, plus le choc des mots trouve concrètement sa place dans un processus socio-idéologique de thématisation de son apparition, plus nous sommes proches de l’échange verbal vivant qui résiste à la codification du dire d’autrui pour mieux se l’approprier. Le dire ne prend forme dans cette optique qu’à travers le choc de mots marqués par leur non identité : « comprendre c’est chercher à la parole du locuteur une contre-parole »[30].

L’interaction par proximité structurale peut ainsi s’étendre aux conduites et aux comportements collectifs : liens de marché, structures des appareils productifs, liens familiaux et religieux. Elle ouvre la possibilité d’agir sur les échanges entre des acteurs disparates, à la manière d’une phonologie comparée tentant d’associer des manières de quantifier, d’accentuer et d’infléchir dans les procédures d’administration et de contrôle. Si la politique de la langue contient un tel potentiel de développement pour les peuples y compris dans l’histoire revue du point de vue de la lutte des classes, c’est parce le défi de la co-construction linguistique les inscrit dans des processus collectifs d’apprentissage et les met en mesure d’assurer leur propre capacité de production des concepts. Loin d’être arrachés à eux-mêmes par une raison souveraine et extérieure, ils sont au contraire renvoyés à leur pouvoir d’interaction sur la base cette fois d’une orientation consciente.

Si le rapport entre langage et lutte des classes a un sens c’est parce qu’il renvoie à la transformation structurale des capacités d’union avec d’autres révolutions prolétariennes. Ce qui est en jeu c’est le contrôle du passage à l’autre grâce à la thématisation du choc verbal.

Pour créer des unions, il faut pouvoir collectivement désigner une force de développement, nommer des convergences structurales susceptibles de déterminer les comportements et de constituer les matrices de significations qui permettent l’intercompréhension nécessaire aux rapprochements. Tout se joue dans une normativité d’un nouveau type (lié à l’épistémè de l’union) et qui fonde le contrôle du passage à l’autre. Il ne s’agit plus du pouvoir comme « action sur l’action des autres », mais du pouvoir comme marqueur de l’identique et du non-identique.

L’objet central de cette épistémè c’est le besoin d’altérité des populations comme indicateur d’opportunité pour rendre des unions planifiables, pour faire proliférer des politiques d’alliance. La politique de la langue libère une puissance itérative des multitudes qui permet de dépasser les structures figées des significations autoritaires au profit d’une saisie collective des intérêts d’un contexte d’échange. Toutefois, cette normativité d’un genre nouveau pose la question de l’ambivalence de cette puissance itérative et celle de sa limitation. Même récupérée et insciemment mise en œuvre à travers l’impérialisme colonial du XXe siècle et l’unionisme économique de la guerre des blocs, cette normativité nouvelle des proximités structurales a pu devenir la clé de codification d’un ordre nouveau où les normes sont d’application variable, progressive et révisable, à la manière de structures d’ajustement structurel. L’économie politique dans cette optique a pu devenir le langage par excellence des politiques d’ajustement et fournir à des territoires disparates des grilles de rapprochement et de comparaison laissant entrevoir de nouvelles zones de développement.

A ces régimes décentralisés de coopération à géométrie variable (comme aujourd’hui les accords sur le climat de la COP 21) se combinent aisément des processus de raccourcis qui permettent d’unifier des nœuds distincts dans les réseaux d’action pour activer des coalitions et sélectionner des variables de développement (comme dans l’Open Methode of Coordination des politiques sociales européennes).

A aucun moment, néanmoins, ces ordres symboliques ne se prémunissent entièrement du réservoir imaginaire sur lequel ils élaborent leurs unions. Au contraire, le travail de rapprochement par proximité structurale continue de supposer l’attachement primaire à des pratiques identitaires qui conditionnent le désir de l’autre et le passage vers lui. Le contrôle des multitudes consiste en fait par le recours à ces discours cadrant de l’économie à traverser les fantasmes identitaires pour les maîtriser symboliquement dans des ordres productifs. Quand ces stratégies échouent, la confrontation aux fantasmes identitaires est directe et la seule stratégie disponible est celle passagère de la restauration de l’autorité répressive (pour reconduire au symbolique).

Pourtant, à son époque, Volosinov est convaincu qu’une autre voie doit être cherchée. Si la limitation de la puissance itérative des multitudes n’appartient plus à la norme d’autorité, une approche d’un autre ordre devrait prendre le relais. Pour Volosinov, celle-ci relève de la psychologie des masses : la non identité inhérente à la puissance itérative des échanges verbaux renvoie à un « maillon intermédiaire »[31] entre l’organisation des rapports de production et l’idéologie (entre la base et la superstructure) : il s’agit de la réaction verbale de contestation comme expression libidinale du collectif, laquelle modifie d’abord les formes des énoncés et leur mode d’interaction en tant que « système de normes potentielles »[32]. Seule une psychologie verbale tant de la contestation que de son refoulement permettrait d’évaluer la force d’articulation dirigeant les réactions verbales et leur emprise sur leur potentiel réel d’interaction : c’est à travers les mots que l’impuissance du démocratisme, le radicalisme utopique, l’anarchisme mystique ou le lyrisme républicain acquièrent leur pouvoir imaginaire qui permet de fantasmer l’action collective… Pour traverser ce rapport fantasmatique nouveau au langage, Volosinov considérait qu’il fallait se rapprocher au plus près de l’événement social de l’interaction verbale, se détacher de l’imposition monologique d’un ordre des énoncés et saisir dans la réplique et la contre-parole ce sens d’une « discussion idéologique à grande échelle », celle qui prend le risque d’un échange verbal ininterrompu au sein d’un devenir multilatéral[33]. Autrement dit, entendre, analyser et apprécier ce désir de répondre, de réfuter ou de confirmer, d’anticiper des réponses et des réfutations, de chercher des appuis et des contradicteurs… Oser l’itération d’un monde commun non identique qui dépasse le fantasme d’association du pouvoir sur la langue. C’est ce que j’appellerai aujourd’hui le « devoir d’impolitique » : trop de bonnes réponses, pas assez de mauvaises questions, pas assez de tergiversations, pas assez d’hésitations, pas assez de remise en question. C’est cela l’impuissance !

Mais les proximités structurales supposées enclencher ces dynamiques politiques dépendent de grammaires d’activation des partenariats pour orienter le maillage social vers la cohésion d’unions contractuelles. Même la capacitation dans ce cadre consiste à sélectionner des dispositifs renforçant l’utilité des normes.

Comment est-il possible d’échapper au non voir des grammaires d’activation des sujets ? Quelle est la nature du pouvoir qui n’est pas vu ?



[1] Marc Maesschalck, « La participation des groupes d’intérêt dans la " nouvelles gouvernance européenne ". Une nouvelle forme de biopouvoir ? », in Revue Française d’histoire des Idées Politique, N°43(1), L’Harmattan, Paris, 2016, pp. 185-204.

[2] Oleg Bernaz, Identité nationale et politique de la langue. Une analyse foucaldienne du cas moldave, P.I.E. Peter Lang, Bruxelles/Bern/Berlin/F. am M./NY/Wien, 2016.

[3] Cf. http://lex.justice.md/viewdoc.php?action=view&view=doc&id=313124&lang=1.

[4] Lénine, Les problèmes présents du pouvoir des soviets, Editions de la revue Demain, Genève, 1918, p. 3.

[5] « Il faut bâtir une analytique du pouvoir qui ne prendra plus le droit pour modèle et pour code », Michel Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Gallimard, coll. Tel, Paris, p. 119.

[6] Lev Berg, Nomogenesis or Evolution determined by Law, M.I.T. Press, Cambridge, 1969.

[7] Mikhaïl Sergheievskij, Молдавскиеэтюды (fr. Études moldaves), Академиа Наук СССР, Москва, 1936.

[8] Cf. Andrea Khylya Hemour, La politique linguistique de l'URSS (1917-1991), Linguistics, 2010, p. 27 (consultable en ligne sur : http://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-00558921).

[9] Ibidem.

[10] Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1990, p. 304 (première édition 1966, Gallimard).

[11] Граматика лимбий молдовенешть (fr. La grammaire de la langue moldave), ЕГМ, Тирасполя, 1929.

[12] Gramatica limbii moldoveneşti (fr. La grammaire de la langue moldave), Editura de Stat a Moldovei, Balta, 1925.

[13] Gramatica limbii moldoveneşti: Partia a doua (sintacsisu) (fr. La grammaire de la langue moldave: Deuxième partie (la syntaxe)), Tiraspol, Editura de Stat a Moldovei, 1939.

[14] Michel Foucault, Les mots et les choses, op. cit., 69.

[15] Ibid., p. 75.

[16] Ibid., p. 92.

[17] Ibid., p. 291.

[18] Ibid., p. 293.

[19] Ibid., p. 295.  Il apparaît désormais, notamment avec Schlegel, que « l’arrangement des sons, des syllabes et des mots (…) a ses principes propres, et qui diffèrent dans les diverses langues : la composition grammaticale a des régularités qui ne sont pas transparentes à la signification du discours » (Ibidem).

[20] « On cherche le langage au plus près de ce qu’il est : dans la parole – cette parole que l’écriture dessèche et fige sur place », ibid., p. 298.

[21] Travaux du Cercle linguistique de Prague, Nr. 1, 1929.

[22] Mikhaïl Sergheievskij, Молдавские этюды (fr. Études moldaves), op. cit.

[23] Roman Jakobson, Remarques sur l’évolution phonologique du Russe, comparée à celles des autres langues slaves, in id., Selected Writings, Mouton, The Hague, 1971, p. 22.

[24] Valentin Volosinov, Marxisme et philosophie du langage, Lambert-Lucas, Limoges, 2010.

[25] Ibid., p. 265.

[26] Ibid., p. 267.

[27] Ibid., p. 221.

[28] Ibid., p. 253.

[29] Ibid., p. 263.

[30] Ibid., p. 339.

[31] Ibid., p. 489.

[32] Ibid., p. 491.

[33] Ibid., p. 511.